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Albert Camus et l'équipe du journal Combat

Peut-on attendre le salut de l’intelligence artificielle ?

Faire comprendre l’information aux élèves et développer à cet égard leur esprit critique est l’un des objectifs permanents de l’école républicaine portant en germe, depuis son origine, l’émancipation sociale au moyen de la science et la raison.

Après les dérives, sous l’occupation, d’une presse servile et collaborationniste, des écrivains, des journalistes, des enseignants, des résistants se sont efforcés de rendre à la presse une éthique, une morale « pour garantir aux journaux une indépendance réelle vis-à-vis du capital ».

C’est l’esprit de l’éditorial d’Albert Camus « La Réforme de la presse », publié le 1er septembre 1944 dans le journal Combat, et repris par le Réseau Canopé

Mais si les lignes de Camus gardent tout leur sens aujourd’hui, c’est qu’une part importante de la presse, des radios et télévisions sont pris en main, voire mis au pas par des puissances capitalistes ou par des régimes autoritaires.

Aujourd’hui, comme hier, former des élèves, futurs citoyens d’un état démocratique, à la recherche de l’information et à sa critique est fondamental pour le fonctionnement de nos sociétés.

Peut-on attendre le salut de l’intelligence artificielle ? On doit en douter, tant les algorithmes mis en place peuvent biaiser l’information, comme on le voit sur les réseaux sociaux. L’I.A. peut ainsi proposer des textes farfelus, tant elle a fâcheusement tendance, comme les mauvais journalistes à inventer les faits qui lui manquent.


La réforme de la presse

Éditorial d’Albert Camus « La Réforme de la presse », journal Combat, septembre 1944.

Toute réforme morale de la presse serait vaine si elle ne s’accompagnait pas de mesures politiques propres à garantir aux journaux une indépendance réelle vis-à-vis du capital. Mais, inversement, la réforme politique n’aurait aucun sens si elle ne s’inspirait pas d’une profonde mise en question du journalisme par les journalistes eux-mêmes. Ici comme ailleurs, il y a une interdépendance de la politique et de la morale.

Cette mise en question, il nous semblait en principe que les journalistes de la nouvelle presse avaient dû l’opérer pendant les années de clandestinité. Je persiste que cela reste vrai. Mais j’ai dit hier que ce genre de réflexions ne se reflétait pas beaucoup dans la façon dont la presse actuelle est présentée.

Qu’est-ce qu’un journaliste ? C’est un homme qui d’abord est censé avoir des idées. Ce point mérite un examen particulier et sera traité dans un autre article. C’est ensuite un homme qui se charge chaque jour de renseigner le public sur des événements de la veille. En somme, un historien au jour le jour – et son premier souci doit être la vérité. Mais n’importe quel historien sait combien, malgré le recul, les confrontations de documents et les recoupements de témoignages, la vérité est chose fuyante en histoire. A cet état de fait, il ne peut apporter qu’une correction, qui est morale, je veux dire un souci d’objectivité et de prudence.

De quelle urgence ces vertus deviennent-elles alors dans le cas du journaliste, privé de recul et empêché de contrôler toutes ses sources ! Ce qui est pour l’historien une nécessité pratique devient pour lui une loi impérieuse hors de laquelle son métier n’est qu’une mauvaise action.

Peut-on dire qu’aujourd’hui notre presse vit de prudence et ne se soucie que de vérité ? Il est bien certain que non. Elle remet en honneur des méthodes qui sont nées, avant la guerre, de la course aux informations. Toute nouvelle est bonne qui a les apparences d’être la première (voyez par exemple le faux espoir donné aux Parisiens touchant le retour du gaz et de l’électricité)

Comme il est difficile de toujours être le premier en ce qui concerne la grande information, puisque la source actuellement en est unique, on se précipite sur le détail que l’on croit pittoresque. Et dans un temps où la guerre déchire l’Europe, où nous n’avons pas assez de toute notre journée pour énumérer les tâches qui nous attendent, pas assez de toute notre mémoire pour le souvenir des camarades que nous devons encore sauver, tel journal monte en tête de ses colonnes, sous un gros titre, les vaines déclarations d’un amuseur public, qui se découvre une vocation d’insurgé après quatre ans de veules compromissions. Cela déjà était méprisable lorsque Paris-soir donnait le ton à toute une presse. Mais cela est proprement désespérant quand il s’agit de journaux qui portent maintenant tout l’espoir d’un pays.

On voit ainsi se multiplier des mises en page publicitaires surchargées de titres dont l’importance typographique n’a aucun rapport avec la valeur de l’information qu’ils présentent, dont la rédaction fait appel à l’esprit de facilité ou à la sensiblerie du public : on crie avec le lecteur, on cherche à lui plaire quand il faudrait simplement l’éclairer. A vrai dire on donne toutes les preuves qu’on le méprise et, ce faisant, les journalistes se jugent eux-mêmes plus qu’ils ne jugent leur public.

Car l’argument de défense est bien connu. On nous dit : «  C’est cela que veut le public ». Non, le public ne veut pas cela. On lui a appris pendant vingt ans à le vouloir, ce qui n’est pas la même chose. Et le public, lui aussi, a réfléchi pendant ces quatre ans : il est prêt à prendre le ton de la vérité puisqu’il vient de vivre une terrible époque de vérité. Mais si vingt journaux, tous les jours de l’année, soufflent autour de lui l’air même de la médiocrité et de l’artifice, il respirera cet air et ne pourra plus s’en passer.

Une occasion unique nous est offerte au contraire de créer un esprit public et l’élever à la hauteur du pays lui même. Que pèsent en face de cela quelques sacrifices d’argent ou de prestige, l’effort quotidien de réflexion et de scrupule qui suffit pour garder sa tenue à un journal ? Je pose seulement la question à nos camarades de la nouvelle presse. Mais quelles que soient leurs réactions, je ne puis croire qu’ils y répondent légèrement.

Albert Camus


L’équipe du journal Combat

Albert Camus et l'équipe du journal Combat
Albert Camus et l’équipe du journal Combat : Pascal Pia, directeur du journal Combat, Albert Camus, rédacteur en chef, Jean Cussat-Blanc, professeur de français, Roger Grenier, écrivain.

Jean Cussat-Blanc : Guéret, 1913 – Agen, 2007

En 1943, Jean Cussat-Blanc professeur de français au Collège Saint-Taurin d’Éauze1 dénonce la déportation et l’élimination des juifs2 dans la revue «Résu» qu’il a fondée et animée. Pour échapper à la Milice française de Vichy créée le 30 janvier 1943 par Joseph Darnand, il entre en clandestinité et s’engage dans les Mouvements Unis de la Résistance (MUR)3 du département du Gers commandés par le capitaine Maurice Parisot.

Dès la libération de Paris, il rejoint l’équipe de rédaction du journal « Combat ».

Plus tard, nommé professeur de français au collège technique mixte d’Agen4 qui devient durant la décennie 1960 Lycée technique avec des classes de Brevet de Technicien Supérieur, Jean Cussat-Blanc fait découvrir à ces étudiants quatre publications d’auteurs contemporains : Le travail en miettes de Georges Friedman, Le Feu d’André Barbusse, La Peste d’Albert Camus et Vers une civilisation du loisir? de Joffre Dumazedier. Durant les échanges suscités par ces ouvrages, Jean Cussat-Blanc prononça cette phrase : «L’égoïste intelligent est celui qui pense aux autres.».

  1. Le 26 août 1942 à Éauze à 4 heures du matin – http://al.eauze.free.fr/juifs.html ↩︎
  2. Après la Libération, il adhère au Mouvement contre le racisme, l’antisémitisme et pour la paix (MRAP) ↩︎
  3. Il est affecté à la 8e Compagnie, celle des élusates. ↩︎
  4. En 1925, ce collège est une École pratique d’industrie de garçons (EPI) qui prépare également des élèves au concours d’entrée dans les Écoles nationales des Arts et Métiers. A cette époque, le jeudi après-midi au stade Alfred-Armandie, ont lieu des matchs de rugby particulièrement animés entre « La Prat » et l’équipe du Lycée de garçons Bernard Palissy d’Agen.
    Les Écoles pratiques de commerce et d’industrie (EPCI) en France métropolitaine en 1925 ↩︎